lettre au grand calife (1)

Grand Calife, je vous imagine bien seul dans votre Palais, bien seul, bien qu’entouré de vos conseillers, ministres, gardes, chefs de la police et des renseignements. A chaque instant, ils vous rapportent ce qui se passe au dehors, dans tout le pays. Les barrages aux carrefours, les cris, les colères, les blessées, les morts. A vos questions, ils répondent encore par des bons conseils qui, exécutés, n’apaisent pas la colère du Pays.

Puis-je vous conseiller ( moi aussi) de vous souvenir de l’histoire d’un de vos illustres prédécesseurs, le calife Haroun Alraschid, vous savez puisque vous êtes cultivé son histoire racontée dans les Mille et une nuits : il sortait déguisé la nuit par une porte dérobée de son palais de Bagdad. Cela lui permettait de savoir comment le peuple de la ville vivait, ce qu’on pensait de lui encore.

Grand calife, pourquoi ne pas faire comme Haroun Alraschid? Déguisez-vous et allez à la découverte du Pays. Une idée, allez à Prémery,  une petite localité du centre de la France, dans le département de la Nièvre, à deux cent trente kilomètres de Paris. Prémery, à peine deux mille habitants. Remontez la rue principale, entrez dans le premier café venu, regardez les cartes postales au-dessus du comptoir. Elles ont à peine 40 ans, c’est jour de marché, la rue est peuplée de monde, les commerces partout, portes ouvertes, se remplissent de clients, on achète, on vend, on rit, on boit. Le champ de foire, immense, résonne des meuglements des animaux blancs. Prémery, chef-lieu de canton, rassemble ce jour-là toute la vie des environs, la richesse des prés et des champs, des grandes fermes d’élevage de ces charolais renommés pour leur viande où jusqu’à 10 personnes vivent, travaillent, se retrouvent. « La terre ne ment pas » dit cet étrange proverbe, un peu menteur. La terre est dure. Travailler la terre est dur. Pas d’heures, on le sait, subir le rythme de la nature, les besoins des animaux. Ce temps-là n’était pas facile.

Le Progrès a promis aux habitants de Prémery que les temps ne seraient plus durs, que tout serait plus facile: Il suffisait d’y croire. Plus d’abondance encore avec moins d’efforts. Grand Calife, vous regardez autour de vous, le café, silencieux, ou deux hommes âgés, solitaires, finissent indéfiniment leur verre; dehors la rue principale presque vide, les vitrines vides des commerces fermés, si vivants sur les photos ; aujourd’hui avec partout un panneau sale « A vendre ». A Prémery, l’autre richesse du pays, le bois, débardé de ces collines boisées au-dessus des pâtures, alimentait une usine de produits chimiques, et donnait du travail à plusieurs milliers d’hommes et de femmes.  Une industrie polluante, qui ne pollue plus. La concurrence étrangère, la main d’oeuvre d’ici trop chère, le désastre écologique l’ont réduite à rien. La sirène d’embauche et de débauche des 3 huit n’appelle plus, à l’instar des cloches de l’église, à donner un sens à la vie.

Grand Calife, vous y êtes enfin. Vous pensez tout bas:  » c’est mort, complètement dévasté, on dirait qu’une guerre est passée par là » . Oui, une guerre est passée par là, sans bombes, sans violences apparentes ; une guerre contre les hommes. Grand Calife, vos conseillers, vos ministres ont la solution. A chaque fois que le Progrès améliore le travail, celui-ci disparaît. A chaque fois que ce travail disparaît, le Progrès donne une assistance, oh, pas grand chose, mais de quoi vivre chichement ; ne pas tout à fait mourir de faim et de soif. L’alcool d’ailleurs est important ici, il aide à survivre.  Votre principal conseiller vous a proposé hier de donner un peu plus pour éteindre l’incendie, ces émeutes des abandonnés – ils s’appellent eux-mêmes comme cela ces porteurs de gilets jaunes- Une idée tout à coup vous vient : mais c’est de travail, de dignité dont ils ont besoin, ces hommes et ces femmes au dos courbés de fatigue, de la fatigue du non-travail, de ne rien faire ou presque…

Vous prenez votre portable, vous appelez votre ministre principal qui s’affole : Grand Calife, tout le monde vous cherche, ou êtes-vous? Cher ministre, vous ne connaissez pas, vous n’avez pas idée de ce que je découvre. Il faut tout de suite aider Prémery. Vous décrivez le village désespéré, les gens, la non vie. Et là vous entendez la réponse offusquée : vous perdez votre temps, Grand Calife. Ces gens là ne rapportent rien. Ils ne sont plus le Progrès. 

 

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