La capitale est encore à moitié endormie. Le grand retour est pour le weekend prochain. Les voies sur berges ravissent ceux qui sont là, touristes ou aoûtiens. Les berges entre le Quai d’Orsay et le Pont des Invalides, ouvertes récemment aux promeneurs, sont devenues des lieux de fêtes. A l’instar d’autres capitales européennes. C’est joyeux, bon enfant, on boit, on mange, on discute, on déambule. J’ai rendez-vous avec Patrice Franceschi sur son bateau, le trois-mats La Boudeuse, amarré près du pont Alexandre III. Il rentre du Kurdistan syrien le Rojava.
Il y a été bloqué pendant un mois, les turcs fermant la frontière du nord « ils ne laissent passer que les djihadistes étrangers » nous dit-il. Il assisté à la chute de Manbidj: « les femmes, enfin libres, brulaient les niqabs imposés par les islamistes. » Je ne peux m’empêcher de penser aux centaines de millions de femmes qui, dans le monde, subissent la domination masculine, à qui le voile est imposé, et à l’ahurissant débat sur le sujet chez nous.
Rentrer un samedi permet au dimanche de souffler, de reprendre possession de la ville. A bicyclette. Un livre au hasard chez les bouquinistes des quais. Pour 3 euros, La Liberté ou la mort de Nikos Kazantzaki, auteur de Zorba le grec et du Christ recrucifié, chantre de la libération de la Grèce. Ici, nous sommes en 1889 en Crète. La Grèce a arraché par la force son indépendance en 1824. La Crète est toujours une possession turque. Les chrétiens et les juifs subissent depuis 400 ans le joug de l’occupant ottoman. Pour un des héros du livre, le capétan Michel, il vaut mieux la mort que se soumettre. Un roman plein de fureurs, d’amours, de caractères. Nikos Kazantzaki est autant un poète qu’un romancier. Passionnant et tragique.
La littérature est un formidable récit de nos histoires, de qui nous sommes. Claude Lévi-Strauss expliquait que le respect des autres cultures n’empêchait pas que l’on admire et respecte la sienne.
J’admire, sur les quais, la gaité des promeneurs. Leur liberté. Au Louvre, j’admire une peinture de Goya, La marquise de la Solana. Une position magnifique du modèle, une intimité retenue, un échange que j’imagine entre le peintre et la marquise. Elle n’est pas belle, elle est magnifique par le regard du peintre. Elle va mourir dans l’année, le sait, elle souffre. Ce tableau m’émeut. Le Louvre est un musée inouï, ou tout raconte l’humanité. Qu’est ce que l’art? Qu’est ce que la beauté? Qu’est ce que l’amour? Qu’est ce que l’art nous dit sur nous? Nous pouvons nous poser la question -les questions- à chaque pas. A chaque regard. Je regarde La Solana, je vois Goya la regarder. C’était il y a près de trois siècles.