un « bonsoir » réjouit, un « bonsoir, » gourmand, annonciateur de bonnes choses, un « bonsoir » simple, familier…la musique démarre, qui accompagne le générique. Celle du concerto pour piano n°1 de Rachmaninov. Il n’y en aura pas d’autre pendant environ une heure 15′ d’émission. La musique des mots, de la langue, suffira à enchanter les millions de spectateurs d’Apostrophes qui chaque vendredi soir pendant 15 ans, attendent: « Ce « Bonsoir » de Bernard Pivot, de janvier 1975 à novembre 1990.
Prenons celle du 9 septembre 1988, une de celles contenues dans le coffret que nous éditons ces jours-ci ( 12 émissions en 6 DVD). Regardez Bernard Pivot présenter ses invités, un placement pensé, un ordre de présentation réglé à l’avance pour que le meilleur en sorte. L’émission est en direct. D’abord à gauche, Tom Wolfe, auteur américain du célèbre « Bûcher des vanités », chiquissime dandy tout habillé de blanc, puis Jean-Marie Gustave Le Clézio, magnifique et buriné de soleil américain, pour « Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue. »
« A ma droite, Claude Lévy-Strauss, de l’Académie française, pour le livre d’entretiens » De près et de loin », avec Didier Eribon, journaliste au Nouvel Observateur. » Et voilà, que le spectacle commence. Mais que ces mots, le spectacle commence, sont vrais et faux. Vrais parce que Bernard Pivot mène le jeu, maître de ballet impeccable. Faux parce que c’est d’abord un moment de vérité simple, d’attitudes justes. Je ne vais pas vous résumer ici, plus d’une heure passionnante, plutôt vous donnez mes impressions: Bernard Pivot a l’art, l’art de faire parler ses invités, de les mettre à leur aise, mais aussi de les provoquer. Il le fait avec parfois une bonhomie trompeuse. Pour le plus grand bonheur des spectateurs.
Il me fait alors penser à un chat aimable qui contemple sa proie, et lui donne un coup de patte, griffes rentrées: « allons, allons, » semble-t-il lui dire, « c’est bien, c’est même formidable, mais vous oubliez cela« . Devant Claude Lévy-Strauss, ce jour-là, il est tour à tour respectueux et familier. Avec Tom Wolfe, si brillant, si métaphorique, dont le livre nous raconte un New-York devenu une sorte d’enfer, Bernard Pivot joue, tourne les pages, va chercher les onglets ou il a souligné ce qui va nous intéresser. L’Amérique est le journal de demain: le Bûcher des Vanités ne nous annonce-t-il pas la violence ethnique de nos mondes urbains?
Il y a la bonne humeur visible des spectateurs qui ne sont pas la « claque » bruyante, vulgaire et automatique des émissions d’aujourd’hui. Ici personne ne bouge, personne n’applaudit. Les mots seuls comptent: « Le monde indien, c’est le monde de l’amour de la nature » dit Le Clézio, et un peu plus tard: » quand Mexico a été conquise nous dit Castillo, le second de Cortèz, tous les bruits se sont éteints subitement, plus de cris, plus de roulements de tambour, on entendait le silence résonner en nous », et Le Clézio d’ajouter: « je l’entends toujours ». Miracle des rencontres, Claude Lévy-Strauss et Tom Wolfe l’entendent, et moi aussi je crois l’entendre, aujourd’hui. « Quand les cloches s’arrêtent » ajoute Le Clézio, « on peu entendre aussi cette résonance »..
Ce jour-là, des verres d’eau, pas de cigarette, c’est exceptionnel. Revenons sur ces années 70, 80, sur ces années d’Apostrophes, regardons ces « plateaux » ou alcools et cigarettes sont entre les mains des invités. Cela marque l’époque. Et pourtant, rien d’ancien, de dépassé, de ringard, tout au long de ces émissions. Incroyable réussite du talent et de la passion. Rappel que le beau, le bon n’ont pas d’âge.